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Material abstractions

Cela fait longtemps que la peinture est devenue pour moi une forme ouverte, multiple et transversale, échappant un peu, de cette manière, aux hiérarchies qui autrefois la structuraient. J’ai commencé à l’aborder ainsi pour tenter d’éviter un ensemble de catégories qui l’ont enfermée historiquement dans un discours formaliste qui ne me convenait pas. En grand partie, mon éducation artistique, dans ma Barcelona natale au début des années quatre-vingt, fût régie par ces catégories et discours dans lesquels l’abstraction prenait une place considérable. Je n’étais pas conscient à l’époque à quel point ils étaient indissociables du projet moderne occidental, car je vivais dans un pays qui n’avait vécu cette modernité autrement que comme un échec. Après la mort de Franco, l’Espagne, pays pluriel composé de plusieurs nations, intégrait à toute vitesse et simultanément le Marché Commun européen et le passage au postmoderne.

Depuis, tout au long de mon expérience artistique, j’ai pu constater comment ces catégories et discours ont fonctionné socialement comme une machine redoutablement efficace à éliminer l’altérité, à créer des divisions, à assigner la différence aux minorités, les renvoyant à la marge. Avec, comme conséquence, une puissante occultation des mécanismes de domination (de classe, de genre, coloniale) du projet moderne occidental et de son hégémonie mondiale.

À l’intérieur de ce projet, l’abstraction a, comme concept, généré historiquement un ensemble très riche de formes et d’expériences plastiques. Dans l’ensemble de ses diverses manifestations, elle a particulièrement incarné cette prétendue universalité du langage de l’art moderne au fil du temps. C’est bien pour cela qu’il reste aujourd’hui très difficile de séparer la peinture abstraite de l’ensemble de ce projet moderne, devenu si vintage et appartenant à un temps mythique et disparu depuis longtemps. Très difficile également de la dissocier de la notion de progrès qui lui était parallèlement accolée. Idée du progrès qu’on trouvait soudée aussi à l’art en général, à la culture et aux formes politiques associées, comme la démocratie parlementaire.

En même temps, la peinture abstraite a développé une relation bien singulière avec l’espace, le lieu où elle se déploie, et le corps, un corps souvent présent par son absence. Elle définissait un champ de travail, s’opposait comme un terme contraire à la représentation, à la figuration et à un certain type de narration. Mais on l’imaginait sans genre, détachée d’un corps concret, aussi bien que symboliquement indépendante. Cela semblait lui conférer la qualité d’opposer un peu de résistance au spécifique devenir image de la peinture dans les sociétés industrielles, à son inévitable transformation en marchandise à ranger dans l’étagère de ready-mades visuels. Le tout par une présence quelque peu tautologique : « ce qu’on voit est ce qu’on voit, ce qui est là », « le reste est à penser. »

Représenter / Ne pas figurer

Cherchant à trouver ses qualités, j’ai tenté d’isoler ce qu’il m’intéressait de montrer, d’un côté, la peinture comme matière physique et de l’autre, ses tropes spécifiques qui sont au même temps des abstractions : la planéité, l’opacité (des couches), la matérialité… J’ai adopté dans mon travail le refus d’imager, de représenter autre chose que la peinture elle-même, étant moi-même fasciné par sa présence matérielle. Je cherchais dans la peinture une existence tangible reliée à l’espace qui l’accueillait : celui de son support, le tableau, la toile, et celui de son contexte, le mur, l’architecture. J’ai développé des actions simples de maniement de la peinture comme verser, emmurer, superposer, laisser tomber, etc., qui, combinées à des motifs schématiques de composition (grilles), créaient des peintures avec des formes abstraites résultant des gestes et actions des protocoles employés. Ces formes demeuraient néanmoins, pour moi, incomplètes en absence de la perception active du spectateur, corps extérieur indispensable pour les accomplir et les faire exister pleinement comme des peintures.

Miquel Mont, "Peau XXV", 2000

Miquel Mont, “Peau XXV”, 2000

Acrylique et gel/ contreplaqué, 195 X 120 cm.

Quand j’ai commencé à exposer dans les années 1990, l’héritage de l’art moderne symbolisé par l’abstraction était questionné partout. Deux grandes expositions collectives, auxquelles j’ai alors participé, affichaient cette interrogation dans leur titre : Abstract/Real et Abstraction, Abstractions, Géométries Provisoires [1]. Elles proposaient deux approches bien distinctes : la première situait l’abstraction dans l’héritage du constructivisme, comme forme porteuse d’un projet social dans le réel – on pourrait dire en s’inspirant des formes « abstraites » du réel – et mêlait indistinctement sculpture et peinture. La deuxième se présentait comme une réflexion en dialogue avec les différents courants du modernisme canonique (Greenberg, Rosenberg, etc…) avec le formalisme européen, invoquant des notions comme la grille et la planitude, et superposait les relectures qui s’amplifiaient à l’époque, actant l’existence de plusieurs modernités, de plusieurs notions et modèles d’abstraction.

Le réel en morceaux

Vingt-cinq ans après, réel ou réaliste sont des mots dont les significations ont bien changé et qu’on ne peut pas approcher sans prendre en compte les transformations induites par l’hégémonie totale et sans partage du néolibéralisme et ses représentations. Celles-ci ont depuis envahi tous les domaines de notre existence, effacé les frontières entre l’intime et le privé, colonisé notre subjectivité. Nous vivons gouvernés par une économie financiarisée qui existe et crée de la valeur hors du réel que nous partageons en tant qu’habitants de la planète. Celle-ci utilise un éventail d’abstractions qui créent de la valeur pour dominer, en absence totale d’une image qui l’identifie, qui permette de la représenter. D’autre part, il est banal de constater qu’une grande partie de notre réel est maintenant de plus en plus refoulée par les écrans. Notre expérience du monde liée au numérique, médiatisée par les images, fait voler en éclats la traditionnelle distinction entre abstrait et figuratif. Représentation, image et réel ont changé de position, ne s’opposent plus frontalement mais existent comme une simultanéité de faits dialectiques. Une image est aujourd’hui un fichier informatique composé d’une suite de 0 et de 1. Peut-on affirmer alors, comme Wade Guyton le pointe avec son travail, qu’un carré noir sur Photoshop est encore une image abstraite ?

Ainsi nous approchons la notion d’abstraction d’une façon bien éloignée de la solennité que le titre de la première exposition citée transmettait, opposée par une barre oblique au mot real (qui désigne aussi bien réel que réalité). Le changement de position subie la rapproche plus d’un terme qualitatif que de l’autorité d’un concept opératoire qui ordonne et articule des possibilités. D’autre part, ce changement prend acte aussi de l’indifférence contemporaine vis-à-vis de la notion de médium comme totalité, lui préférant de loin la porosité et l’hybridation. L’abstraction n’est alors plus reliée à une totalité transcendante, à un absolu, elle va rester de fait associée aux fragments, aux morceaux d’un réel en miettes. En pièces se trouve aussi le temps linéaire et hégémonique d’une période moderne qui avait permis cette illusion. Et sa présence permanente et continuelle est également rompue, donnant lieu à une perception de segments dispersés et déconnectés.

Le retour du réel

Le temps était infini comme le progrès qu’on rêvait aussi sans bornes, indexé sur la consommation illimitée et sur un processus de continuité productiviste du capital. La croyance d’une croissance sans fin dans un monde aux ressources infinies.

Maintenant que nous vivons dans l’Anthropocène, nous sommes submergés par l’incertitude. Inquiets de la complexe projection dans un futur miné par la réalité du changement climatique, la pollution généralisée et l’effondrement de la biodiversité. Chaque jour l’hypothèse d’un dépassement des limites planétaires de Rockström devient de plus en plus probable, avec la menace de perdre la stabilité du système terrestre, et de notre capacité d’y vivre. Cette démesure et l’inédit de la situation transforment profondément notre rapport au présent, où coexistent simultanément la menace permanente et la possibilité d’un changement.

Miquel Mont, "Coopération XXXIX", 2015

Miquel Mont, “Coopération XXXIX”, 2015

Acrylique / méthacrylate / aluminium, 220 X 150 cm.

Penser l’abstraction, face à ce présent anxiogène, m’impose naturellement de l’amener sur le terrain de l’instable, de l’éphémère, l’incomplet, l’inachevé, de l’entraîner vers la légèreté et l’immédiateté. C’est ce que je tente de faire d’une certaine façon avec les Coopérations  [2], alors qu’au départ, ce que je recherchais c’était une transparence du processus de réalisation. Dans ces pièces (que j’ai un peu du mal à nommer « peintures ») la coopération est celle des différentes parties : les éléments qui configurent le tableau, les matériaux qui les composent, les différents gestes qui s’inscrivent, les logiques d’assemblage… Il y a aussi coopération entre le contexte où se placent les différentes parties et l’adresse au regard du spectateur. C’est un processus qui ne s’achève pas, car il change tout le temps, incomplet presque par définition. Cela me semble correspondre plus à l’esprit d’un temps devenu incertain, vacillant et découpé, en phase aussi avec ma situation personnelle de précarité matérielle et en suspens.

Dans cette redéfinition du présent où nous évoluons, l’abstraction se nourrit désormais autrement du réel. D’un côté, elle empreinte au récit de phénomènes et événements qui nous entourent ; de l’autre, elle puise dans le répertoire des formes abstraites qui nous entourent.

Horizontal

Pour l’exposition réalisée avec Guillermo Mora dans l’espace La Fragua de Tabacalera Madrid, nous sommes partis du contexte existant [3] : les peintures murales visibles sur les arcs et murs non-recouverts par les cimaises blanches ajoutées, restes du passé industriel du lieu et conçues avec un but utilitariste au départ. Une laque qui protège le mur inférieur des projections et salissures de l’activité liée à la forge, une couleur lumineuse et chaude pour sa portion supérieure. Le désir commun de jouer formellement avec la composition, conjugué à ma conviction que les murs ajoutés devaient dialoguer directement avec la structure de l’espace et ses propriétés, a suscité l’idée de peindre ces murs avec deux couleurs différentes chacun, en gardant la même composition, une couleur en bas et une autre en haut. Sept murs au total, divisés visuellement par une même ligne horizontale. 14 plans peints avec 12 couleurs différentes, décidés à partir de nos palettes personnelles respectives et modulées pour former une gamme cohérente en elle-même ; couleurs combinées pour créer une séquence et un rythme qui dynamisent la perception et le parcours du spectateur, avec le désir d’attribuer à la couleur une dimension supplémentaire formelle et symbolique, exprimée avec une même composition binaire dans chaque unité, deux plans séparant un haut et un bas. En établissant une frontière pour le regard, et en l’estompant, en révisant une composition fonctionnelle existante. Des couleurs qui exposent leur caractère individuel et subjectif face à cette esthétique fonctionnelle, aujourd’hui récupérée et fossilisée comme patrimoine culturel collectif. Ainsi, les murs peints sont en même temps display, dispositif et œuvre, diluant entre autres la traditionnelle séparation fond/figure de la peinture, l’une des hiérarchies les plus évidentes de ses formes traditionnelles, qui tend à privilégier les objets au détriment du dispositif qui les présente.

Miquel Mont et Guillermo Mora, "Horizontal", septembre 2019

Miquel Mont et Guillermo Mora, “Horizontal”, septembre 2019

Installation, peinture murale, techniques mixtes, Espace La Fragua, Tabacalera, Madrid.

C’est aussi en partie pour cette raison que nous avons décidé d’un commun accord de limiter les couleurs des pièces produites pour l’exposition au noir ou blanc, séparant ainsi la couleur et les pièces, le mur et l’objet, le plan et le volume, la surface opposée à la forme, au contour et à l’intérieur. Dissocier la couleur des formes dans lesquelles elle se trouve habituellement, permet de l’abstraire comme idée et de la transformer en concept. En tant qu’acte pictural, les peintures murales réalisées ici ne représentent finalement que ce qu’elles sont pour l’œil qui les voit : deux plans colorés qui recouvrent uniformément un mur. Mais l’ensemble des couleurs affirme une gamme subjective face à la prétendue indifférence esthétique du bleu foncé et de l’ocre existants, les rapprochant d’une lecture différente, incorporés à une perception des qualités tactiles et visuelles des surfaces de l’espace. Elles sont alors saisies comme des concepts sensibles, des couleurs qui forment de pures peintures, indépendantes et libres, qui répondent à l’espace en adoptant un langage similaire et proche, pour établir un dialogue non pas imposé mais négocié.

Contenus abstraits et formes concrètes

L’horizontalité soulignée par la ligne médiane de séparation des deux couleurs, outre le fait de souligner les légères différences de niveau dans le sol dans les trois salles, nous rappelle fortement le passé industriel et professionnel de Tabacalera. Elle nous renvoie également à l’abstraction historique du XXe siècle et aux éléments qui constituaient son vocabulaire classique : point, ligne, plan, avec lesquels j’ai essayé de travailler sur les pièces exposées, de même qu’elle nous renvoie à la puissance symbolique que détenait par le passé ce vocabulaire, aujourd’hui retrouvé dans un style international au service du commerce et de l’image d’entreprise. En même temps, je pense que, bien après que les ouvriers.e.s de Tabacalera aient repeint pour la dernière fois les murs de La Fragua, la démocratisation et la réduction progressive de la taille des ordinateurs avaient promis à l’époque une redistribution horizontale du pouvoir qui a en réalité obtenu un effet inverse : des monopoles gigantesques qui ont largement dépassé ceux de la période industrielle, grâce à la gestion et l’exploitation informatiques des désirs individuels. Le pouvoir consiste aujourd’hui à rendre probables ces comportements à travers les données personnelles que les algorithmes traitent pour agir sur ceux-ci, en les anticipant.

Un autre paradoxe important se dégage aujourd’hui quand l’on constate l’évolution des récents mouvements politiques de contestation, dans lesquels l’horizontalité, une fois proclamée – celle du collectif, des différents acteurs qui le composent – devient de facto verticalisée quand elle s’articule comme une stratégie dans le domaine des forces politiques, ou qu’elle se fragmente en points de décongestion comme dans le cas du mouvement spontané des « gilets jaunes » qui, dès le départ, ont utilisé comme agora et comme lieu de concertation les ronds-points, une forme en cercle, un non-lieu entouré du flux directionnel de la circulation automobile, intense métaphore du débat démocratique.

Horizontal me laisse penser que la peinture, l’art et la politique partagent vraiment quelque chose : leurs formes ne sont pas neutres et ne l’ont jamais été ; elles sont intimement liées à la position éthique de ceux qui les utilisent en fonction du contexte et du moment où elles se présentent.

L’expérience de cette exposition m’a rappelé aussi que l’abstraction, même dissociée de l’universalité, s’est imprégnée des contenus liés au particulier et à ses différences dans une sorte de glocalité qui persiste. À cause de cela elle est devenue un véhicule parfait pour la représentation de certains immatériels.

Au moment où le réel fait un retour en force dans nos vies et oppose une si féroce résistance à notre volonté de le dominer, cette caractéristique nous la rend à nouveau très attractive.

Mars 2020.

Notes

[1« Abstract/Real », 1996, Musée d’Art moderne Fondation Ludwig Vienne, voir texte du commissaire Lóránd Hegyi et « Abstraction, Abstractions, Géométries Provisoires » 1997, Musée d’Art moderne de Saint Étienne, textes de Eric de Chassey et Camille Morineau.

[2Coopérations est le titre d’une série commencée en 2011 où je suis retourné au format tableau. Voir : http://miquelmont.net/?p=2979

[3Horizontal, exposition en collaboration avec Guillermo Mora, commissaire Virginia Torrente, Tabacalera Madrid, septembre 2019. Publication journal téléchargeable